mardi 19 juin 2018

La grande stratégie de la Russie en Afrique et en Eurasie

Article original de Andrew Korybko, publié le 7 mai 2018 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

Et ce qui pourrait mal se passer

Russia Iran Azerbaijan summitSommet de l’Iran, de la Russie et de l’Azerbaïdjan à Téhéran en 2017

La grande stratégie de la Russie au XXIe siècle consiste à devenir la force suprême d’équilibre en Afrique et en Eurasie grâce à la gestion diplomatique habile des multiples conflits de l’hémisphère. Le plus grand danger de cette vision ne provient pas des guerres hybrides américaines mais de la Russie si ses représentants de la communauté diplomatique et ses experts ne saisissent pas cette occasion pour expliquer correctement cette stratégie aux masses.




La Russie semble être devenue l’un des sujets de prédilection de tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à la politique internationale, et apparemment tout le monde a une opinion sur la grande stratégie du pays. Ceux qui sont enclins à croire les médias occidentaux traditionnels soutiennent généralement deux positions contradictoires en croyant à tort que la Russie est soit acharnée à conquérir militairement le monde ou à quelques années d’un effondrement total à la suite de la mauvaise gestion systémique du pays. D’autre part, de nombreux adeptes des médias alternatifs pensent à tort que la Russie a une mission autoproclamée de sauver le monde de l’unipolarité dirigée par les Américains dans toutes ses manifestations et que le grand maître des échecs, Poutine, remporte victoire sur victoire. Ces trois courants de pensée ne parviennent malheureusement pas à rendre compte de la grande stratégie de la Russie, qui se résume à essayer de devenir la force d’équilibre suprême du XXIe siècle en Afrique et en Eurasie grâce à une gestion diplomatique habile des conflits de l’hémisphère.

Du « pivot vers l’Oumma » au « cercle d’or »

Cette vision ambitieuse doit ses origines à la faction « progressiste » de l’« État profond » russe (ses bureaucraties militaires, de renseignement et diplomatiques permanentes) qui a courageusement décidé de se débarrasser des chaînes soviétiques du passé et d’entamer des rapprochements révolutionnaires avec des partenaires non traditionnels tels que la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Azerbaïdjan et le Pakistan dans ce qu’on peut appeler familièrement le « Pivot vers l’Oumma ». Ces pionniers de la politique étrangère « ont comblé le fossé (géographique) » laissé par leurs prédécesseurs après avoir « encadré » l’Eurasie avec leurs propres rapprochements de l’après-guerre froide avec l’Allemagne à l’ouest et la Chine à l’est. Le temps devait finalement venir pour la Russie de regarder vers le sud, vers les pays à majorité musulmane qui bordent cette partie du Rimland eurasiatique. Pendant ce temps, la Chine dévoilait sa vision globale de la Nouvelle route de la soie, « Une ceinture, une route », qui fournit les bases infrastructurelles permettant de relier ces nœuds géopolitiques disparates et de jeter les bases structurelles de l’émergence de l’ordre mondial multipolaire.

Après avoir été repoussée en Eurasie occidentale par les sanctions anti-russes de l’UE que les États-Unis ont poussé à mettre en œuvre, Moscou a « rééquilibré » son orientation européenne et diversifié ses efforts diplomatiques grâce à son « Pivot vers l’Oumma », créant deux nouveaux partenariats trilatéraux. Le premier est centré sur la Syrie et concerne la Russie, la Turquie et l’Iran, tandis que le second concerne l’Afghanistan et implique la Russie, le Pakistan et la Chine. Le potentiel géostratégique combiné de ces cinq grandes puissances multipolaires générant un « cercle de chariots » [Référence au Far West, NdT] pour protéger le noyau super-continental eurasien est ce « Cercle d’Or », qui représente l’objectif intégrateur ultime du XXIe siècle et qui symboliserait l’union institutionnelle d’un grand nombre des plus importantes puissances continentales à l’Est de cet hémisphère. De la plus haute importance stratégique, l’accomplissement du Cercle d’Or permettrait à ses membres de commercer les uns avec les autres via les routes de la Route de la soie à venir qui évitent de façon cruciale la domination de la Marine américaine le long de la région eurasienne.

Problèmes périphériques

Néanmoins, la périphérie maritime super-continentale est toujours très importante en raison de la dépendance de la Chine aux routes maritimes pour le commerce avec l’Afrique, dont le futur est étroitement lié à la République populaire car cette dernière a absolument besoin que ce continent devienne suffisamment robuste pour acheter la surproduction de biens chinois. Les plus grands concurrents de Pékin dans l’espace afro-pacifique sont Washington et sa coalition « dirigée dans l’ombre » du « Quad », qui ont dévoilé le soi-disant « Corridor de croissance Asie-Afrique » (AAGC) pour contrer la Nouvelle route de la soie. La Chine et les quatre autres grandes puissances du Cercle d’Or doivent se préparer à répondre aux conflits d’identité provoqués de l’extérieur dans les États de transit géostratégiques de la Route de la soie (guerres hybrides), tandis que le noyau eurasien peut plus ou moins compter sur les solutions multilatérales à ces défis, via l’OCS ou toute autre structure connexe. L’Afrique n’a pas de telles options de sécurité.

La Chine est donc obligée de renforcer les capacités militaires de ses partenaires de la Route de la soie et peut même déployer ses porte-avions le long de la côte,  dans le pire des cas pour aider les populations locales à contrer les campagnes de guerres hybrides. Mais il est intéressant à ce stade de voir que la Russie pourrait jouer un rôle crucial dans le rétablissement de la stabilité en Afrique. Moscou expérimente déjà une nouvelle politique consistant à utiliser des « mercenaires » pour soutenir le gouvernement de la République centrafricaine, reconnu internationalement, mais encore jeune, dans sa quête pour relever ce pays, déchiré par une guerre civile, des mains d’une myriade de bandes de militants qui occupent la grande majorité du pays. Le succès de la version russe de sa propre stratégie du « diriger dans l’ombre » serait une « preuve de concept » nécessaire pour convaincre le reste de l’Afrique et la Chine que Moscou pourrait fournir des services de sécurité indispensables pour protéger leurs projets de la Route de la soie.

L’angle africain

Comme expliqué dans l’analyse ci-dessus, l’implication de la Russie dans les processus de résolution des conflits africains pourrait passer de la phase militaire initiale à une phase diplomatique secondaire pour faire de Moscou un acteur clé dans tout règlement politique à venir. Cela lui fournira un accès privilégié garanti au marché et aux ressources de ladite nation. Ce compromis gagnant-gagnant pourrait séduire les élites africaines et leurs partenaires chinois, qui n’ont pas l’expérience du combat réel ou diplomatique que la Russie a acquise grâce à sa campagne anti-terroriste en Syrie et le processus de paix d’Astana pour gérer les défis de guerre hybride à venir. Tant que la Russie fait preuve de prudence et évite de tomber dans des bourbiers potentiels, elle peut continuer à « faire plus avec moins » en « nettoyant » les nombreux dégâts qui devraient se produire dans toute l’Afrique dans un futur proche.

À la dimension militaire de cette stratégie d’« équilibrage » vient s’ajouter sa dimension diplomatique traditionnelle, que la Russie pratique déjà dans une certaine mesure avec les rivaux indo-japonais de la Chine. Le renforcement et l’amélioration des relations bilatérales avec chacune de ces grandes puissances alignées sur l’Amérique sont à la fois avantageux pour la Russie et même pour la Chine car cela pourrait permettre à Moscou d’exercer une influence « modératrice » sur chacun d’entre eux au cas où les États-Unis provoqueraient une crise avec Pékin. Pour aller plus loin encore, la Russie devrait explorer les possibilités de devenir un membre à part entière de l’AAGC afin de « se greffer » sur les progrès de ces deux pays beaucoup plus entreprenants en Afrique, surtout quand on considère que la Chine n’aide pas la Russie à accéder à ce marché (bien que cela puisse changer si elle devient le partenaire de sécurité stratégique de Pékin sur le continent). « Équilibrer » entre les deux « blocs » économiques serait le premier avantage de la Russie, et cela pourrait même profiter à ses régions sous-développées de l’Extrême-Orient et de l’Arctique.

Examen stratégique

Passant en revue la grande stratégie exposée jusqu’ici, le rejet de la Russie par l’Europe à la suite des pressions américaines a motivé Moscou à lancer le « Pivot vers l’Oumma » en consolidant le noyau eurasien grâce à deux partenariats trilatéraux interconnectés qui forment collectivement la base du « Cercle d’or », le nexus des grandes puissance associées. En tirant parti de sa position centrale en Eurasie, la Russie ambitionne de devenir l’État de transit irremplaçable de la plupart des entreprises de connectivité continentale, ainsi qu’un « équilibreur » neutre pour résoudre le chaos hybride que les États-Unis ont provoqué dans toute la région et devenir le muscle diplomatique de cette stratégie. Au-delà du noyau eurasien et dans le Rimland, les relations multi-vectorielles de la Russie avec l’Inde et le Japon peuvent être utilisées pour acquérir une présence commerciale en Afrique qui complèterait sa présence militaire non-officielle par des « mercenaires » et lui donnerait une chance d’« équilibrer » les affaires de ce continent aussi.

Pas de récit, pas de chance

Aussi intéressante que cette approche puisse paraître, elle comporte beaucoup de risques, en particulier en ce qui concerne les guerres hybrides encouragées par les Américains dans le Heartland Eurasien et les opérations de guerre de l’information du « diviser pour régner » conçues pour briser ce « Cercle d’or ». Mais ils peuvent toujours être gérés à un niveau d’État à État avec assez de coordination et de confiance multilatérales. Plus difficiles à gérer, cependant, sont les conséquences des « faiblesses » du soft power russe qui « échoue » traditionnellement à expliquer correctement sa stratégie « d’équilibrage » aux masses populaires, conduisant ainsi au mécontentement et à la confusion, ce qui fournit en retour un environnement fertile pour les opérations des ONG qui ont pour but de semer la discorde entre une société et ses élites. La Russie communique assurément ses intentions « d’équilibrage » à chacun de ses homologues « profonds », comme elle a l’habitude de le faire, mais la Fédération de Russie n’a pas été en mesure d’égaler l’URSS pour faire passer son message à la moyenne des gens dans chacun de ces pays.


Armenia protests
Manifestation en Arménie, Révolution de velours, avril 2018
L’Arménie est un exemple parfait de ce qui n’a pas fonctionné avec la stratégie de soft power de la Russie et cela mérite d’être analysé de manière concise en tant qu’étude de cas. La « diplomatie militaire » de la Russie, qui consiste à vendre des armes à l’Arménie et à son voisin l’Azerbaïdjan, est une stratégie solide au sens géopolitique, mais risquée en ce qui concerne l’image de la Russie dans l’esprit de chacune des populations de ses deux partenaires. Les Azerbaïdjanais ne s’en soucient guère puisque la Russie était considérée comme étant plus proche de leur ennemi jusqu’à récemment, mais les Arméniens furent naturellement contrariés quand ils ont appris que leur allié de défense mutuelle de l’OTSC armait aussi leur adversaire. Même si la majorité de ses citoyens ne « devait jamais changer d’opinion de fond » en voyant la Russie dans cette situation, Moscou aurait pu au moins investir assez de ressources et d’efforts pour essayer d’expliquer ses grandes intentions stratégiques dans ce contexte, mais elle ne l’a pas fait. Cela a alimenté le mouvement de « protestation » de Pashinyan contre les autorités arméniennes au pouvoir.


Ce n’est pas seulement l’Arménie car beaucoup de partenaires traditionnels de la Russie sont inquiets de ses nouvelles relations « d’équilibre » avec leurs rivaux historiques. Les Serbes, les Syriens, les Iraniens et les Indiens préféreraient que la Russie ne coopère pas aussi étroitement avec la Croatie, la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Pakistan, mais comme c’est déjà le cas, la « moindre des choses » que Moscou pourrait faire, et beaucoup le ressentent, serait d’essayer de leur expliquer pourquoi cela se produit, même si ces pays ne finissent pas finalement par être d’accord. Malheureusement, cela ne se produit pas du tout, et les conséquences de cette « incompétence » en terme de soft power sont que les gens perdent confiance en la Russie. Au lieu d’avoir l’occasion de considérer ce pays comme un joueur habile sur l’« échiquier des grandes puissances au sens du XIXe siècle » pour l’« équilibrer » et ainsi contrecarrer les effets déstabilisateurs de la politique étrangère américaine, le pays renvoie une image négative, trop « intéressé », « indigne de confiance », et superficiellement « pas vraiment différent des États-Unis ».

Risques globaux

Les stratèges et les décideurs politiques russes adhèrent en effet au paradigme néo-réaliste des relations internationales. Mais le grand intérêt de leur pays à maintenir la stabilité dans la région afro-eurasie et à sécuriser les nouvelles routes de la soie qui devraient former la base de l’émergence de l’ordre mondial multipolaire, chevauchent les intérêts de chacun de ses partenaires. Tous devraient accepter que chaque partie doit « faire des compromis » sur quelque chose afin d’atteindre les « accords » négociés par Moscou pour concrétiser cet avenir gagnant-gagnant. Cette réalité « dérangeante » n’est peut-être pas populaire auprès de leurs publics, mais c’est pourtant ce qui doit se passer pour que le modèle russe réussisse. Le problème se pose lorsque les dirigeants de ces pays n’en rendent pas compte à leur population qui en entend parler soudainement aux infos ou perçoit des rumeurs (vraies ou pas) que leur pays pourrait être sur le point de « sacrifier » quelque chose qui leur est cher.

Si le « pré-conditionnement » et la « gestion de la perception » avaient été mis en œuvre avant cela, les États-Unis ou d’autres tiers hostiles ne pourraient pas exploiter ce potentiel sentiment en agitant des troubles comme en Arménie après les accords répétés de ventes d’armes entre la Russie et l’Azerbaïdjan. Il y aurait au moins un récit « construit » déjà disponible pour contrer la version destructive nouvellement créée et « armée » par les ennemis de Moscou. Malheureusement, parce que la Russie préfère traiter principalement avec les « États profonds » de ses partenaires quand il s’agit de ces questions, elle tend à « négliger » l’opinion publique dans ces pays. Cette vulnérabilité est maintenant présente dans toute l’Afro-Eurasie et attend d’être exploitée par les États-Unis, qui exercent une influence beaucoup plus forte en gagnant les « esprits et les cœurs » au niveau local, même s’ils doivent recourir à des moyens indirects (des ONG) pour le faire. Les partenaires de la Russie, en particulier ceux qui ont un système nominalement « démocratique », courent donc le risque d’être « soumis au chantage » par des messages démagogiques.

Réflexions finales

On ne saurait trop insister sur l’importance pour la grande vision stratégique de la Russie d’équilibrer les affaires afro-eurasiennes et de clairement les faire expliquer par ses représentants de la communauté diplomatique, experte en la matière, afin d’empêcher les États-Unis d’armer une « pression publique » contre eux dans chacune des populations de ses partenaires. Des questions sensibles telles que les livraisons d’armes à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan ou la coopération avec la Turquie dans le nord de la Syrie doivent être discutées au niveau local et pas seulement avec l’État profond de chaque partenaire traditionnel, afin de maintenir la confiance du public avec au moins quelques efforts pour essayer d’expliquer ces politiques aux masses. L’absence de tout discours de la part de la Russie à cet égard, conduit à un vide informationnel rapidement comblé par les États-Unis et leurs alliés unipolaires, qui met en péril la pérennité des efforts d’« équilibrage » de Moscou en raison du risque que ses partenaires pourraient céder à une « pression publique » manipulée de l’extérieur (Révolutions de couleurs).

Aussi ambitieux que cela puisse paraître, il est certainement possible que la Russie réalise sa stratégie pour réparer les dommages que les États-Unis ont causés dans tout l’hémisphère (surtout dans ses parties non-européennes), mais seulement en déployant des mesures égales entre les « États profonds » et la confiance du public dans ses initiatives. Personne, et encore moins les gens moyens, ne devraient jamais avoir de fausses impressions sur les motivations de la Russie, qui sont avant tout de défendre ses propres intérêts, mais aussi de les faire coïncider avec ceux de chacun de ses nombreux partenaires en ce qui concerne sa politique générale. L’objectif est de promouvoir la multipolarité, mais de fausses attentes quant à l’« engagement » de Moscou à leur égar ne peut que conduire à un sentiment de déception qui, avec le temps, sera inévitablement capitalisé par son adversaire américain. Dans le même ordre d’idée, si les peuples ne comprennent rien à ce que fait la Russie, cela est tout aussi dangereux, car cela pourrait également entraîner le même résultat perturbateur.

Par conséquent, la Russie doit accorder la priorité à ses activités de soft power et doit faire des efforts urgents par l’intermédiaire de ses représentants diplomatiques et experts pour communiquer ses intentions « équilibrantes » au-delà des « États profonds » de ses partenaires. Les citoyens ordinaires doivent être sensibilisés à la vision globale de la Russie pour ne pas être manipulés aussi facilement par l’Amérique à travers l’exploitation du vide narratif existant et/ou des faux espoirs qui en découlent. Il faut néanmoins accepter que tout le monde ne soit pas d’accord avec l’« équilibrage » de Moscou, indépendamment de ses intentions. C’est tout à fait vrai parce que l’importance est de faire connaître le récit afin que les efforts ultérieurs en terme de soft power puissent être investis dans la promotion auprès du public. C’est pourquoi une première étape doit être entreprise immédiatement pour sensibiliser les gens à ce message. Le suivi des plans devrait être mis en œuvre par avance dans le futur pour renforcer cette grande vision stratégique à tous les niveaux de la société afro-eurasienne.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Liens

Retrouvez ici l’analyse de Karine Bechet-Golovko sur l’Arménie.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire