Article original de Dmitry Orlov, publié le 29 avril 2021 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Dans son discours du 21 avril 2021, Poutine a fait une référence culturelle très pointue qui, si elle est exploitée, offre des indications majeures sur les événements actuels et ce qui est susceptibles de se produire.
Tout d’abord, un peu de contexte. En février 2021, Josep Borrell, le diplomate en chef de l’Union européenne, a effectué un voyage à Moscou qui a été qualifié de désastreux. Pendant son séjour, Borrell a exigé que la Russie libère Alexei Navalny, qui venait de commencer à purger sa peine pour une précédente condamnation pour fraude. En retour, M. Borrell s’est vu présenter un montage vidéo des atrocités commises par la police européenne à l’encontre de manifestants dans plusieurs pays de l’UE et s’est vu répondre qu’un tel comportement était inacceptable, laissant entendre que l’UE n’était pas en mesure de faire la leçon à la Russie en matière de droits de l’homme.
Son voyage a coïncidé avec l’expulsion d’un groupe de diplomates européens qui s’étaient ingérés dans les affaires intérieures de la Russie en s’impliquant dans des manifestations politiques dans ce pays, ce qui était incompatible avec leur statut diplomatique. Par la suite, le ministre Sergueï Lavrov a déclaré que, bien que les relations avec l’UE soient presque mortes, la Russie continuera à développer ses relations avec les différentes nations européennes. Puis, un peu moins de deux mois plus tard, plusieurs pays européens, tous anciennement membres du bloc de l’Est et désormais membres de l’OTAN, ont commencé à expulser des diplomates russes sous un prétexte fallacieux.
Puis vint le discours de Poutine du 21 avril 2021, qui contenait le passage suivant : « Nous voulons entretenir de bonnes relations avec tous ceux qui participent au dialogue international. Mais nous voyons ce qui se passe dans la vie réelle. Comme je l’ai dit, de temps en temps, ils s’en prennent à la Russie, sans raison. Et bien sûr, toutes sortes de petits Tabaquis courent autour d’eux comme les Tabaquis courent autour de Shere Khan – tout est comme dans le livre de Kipling – ils hurlent pour rendre leur souverain heureux. Kipling était un grand écrivain ». En entendant ces mots, une grande partie de l’Assemblée fédérale à laquelle il s’adressait a souri et ri. La flèche de Poutine a trouvé sa cible.
Que signifie tout cela ?
Ici, Shere Khan – un tigre horrible, meurtrier mais âgé, issu du Livre de la jungle de Rudyard Kipling – représente, de manière assez transparente, les États-Unis dans leur état de sénescence actuel, incarnés comme il se doit par le sénile Joe Biden. Tabaquis, le chacal rampant qui s’arrange pour obtenir les restes de Shere Khan, représente les pays d’Europe de l’Est qui expulsent consciencieusement les diplomates russes après avoir porté de fausses accusations, tout à fait grotesques, contre la Russie en rapport avec un certain dépôt de munitions tchèque illégal qui aurait été détruit il y a quelque temps par les omniprésents agents russes Petrov et Boshirov qui, à cette occasion, ont, de manière inhabituelle, laissé chez eux leur flacon de parfum contenant du Novichok, une arme chimique de qualité militaire.
Traiter les États-Unis de vieux tigre édenté et les Européens de l’Est soumis de chacals est, bien sûr, déjà très gentil, mais il y a autre chose qui se cache derrière cette référence culturelle. Tout d’abord, si les États-Unis sont le Shere Khan et ses vassaux d’Europe de l’Est des chacals, alors qui est la Russie dans cette histoire ? On suppose que la Russie dans cette histoire est personnifiée par Mowgli – le garçon sauvage élevé par des loups qui possède une arme redoutable dont Shere Khan a peur : le feu. L’allusion fait ici référence à la panoplie de nouvelles armes russes, telles que les missiles de croisière hypersoniques, les missiles balistiques intercontinentaux et les torpilles nucléaires à portée illimitée, pour lesquelles les États-Unis n’ont aucune réponse.
Deuxièmement, la référence à Rudyard Kipling dans le discours de Poutine est en soi un coup de maître. Kipling était un grand auteur anglais, lauréat du prix Nobel, et un véritable génie littéraire. Aujourd’hui encore, il est très populaire auprès des enfants russes (en traduction, bien sûr) et son Mowgli est omniprésent dans les livres, les dessins animés, les livres à colorier, etc. Kipling était également un impérialiste britannique avoué et un raciste de prime abord, qui a inventé l’expression « le fardeau de l’homme blanc » pour exprimer la responsabilité qui incombe à l’homme blanc de civiliser les brutes de couleur et de les maîtriser en imposant la loi et l’ordre. La fureur iconoclaste qui s’empare actuellement de l’Occident fait qu’il est plutôt difficile de faire référence à Kipling, et la référence de Poutine est un refus catégorique de jouer le jeu de cette vague de castration culturelle. Kipling était raciste ? Et alors ? Le racisme n’était pas le moins du monde désapprouvé à son époque. Le juger selon les normes culturelles d’une autre époque ou d’une autre civilisation n’est pas une démarche valable.
Le dernier aspect de cette référence culturelle est qu’elle oblige à repenser l’expression « le fardeau de l’homme blanc », qui est connue même de ceux qui ne savent rien de plus de Kipling – sauf, bien sûr, qu’il était un homme blanc raciste et impérialiste et probablement aussi un homophobe sexiste (car qui ne l’était pas à l’époque ?) – et qui ne seraient donc pas surpris de le lire. Ce genre d’effacement de la culture et de l’histoire fondé sur des mœurs contemporaines qui sont loin d’être universelles est inacceptable pour les Russes, qui considèrent toute la culture et toute l’histoire, avec leurs défauts, comme valables. Si la culture britannique ne survit pas en Grande-Bretagne, qu’il en soit ainsi ; les Russes en prendront bien soin.
Non seulement il incombe aux Russes de maintenir en vie ce qui reste de l’histoire et de la culture occidentales, mais les circonstances les obligent également à protéger l’histoire et la culture de nombreux peuples du monde contre les déprédations continues des Occidentaux qui, après avoir pillé leurs richesses pendant des siècles, s’en prennent maintenant à leur âme en tentant de les refaçonner à leur propre image dégénérée. Tel est désormais leur fardeau : protéger le monde des sauvages occidentaux et les maîtriser par l’imposition d’une loi et d’un ordre internationaux – le fardeau de l’homme russe.
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
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