Article original de Dmitry Orlov, publié le 11 juillet 2017 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Une réunion remarquable a eu lieu la semaine dernière, la
première rencontre en face à face entre Trump et Poutine, et je serais
négligent de ne pas la commenter. En regardant les vidéos de la réunion
(les quelques fragments tirés des brèves secondes lorsque les
journalistes ont été autorisés dans la pièce, se pressant et se
poussant) il est devenu clair pour moi que ces deux personnes se sont
bien connectées, se trouvant intelligentes et de sympathiques
interlocuteurs.
Beaucoup de gens trouveraient cette caractéristique
étrange. Il est fréquent de voir en Poutine une personne incontournable,
crypto-menaçante, et en Trump un bouffon baratineur et chaotique. En un
sens, ils ont raison, mais seulement en surface. Cette surface, dans le
cas de Poutine et dans le cas de Trump, se compose d’une personnalité
publique soigneusement synthétisée par plusieurs itérations et essais
pratiques. Chacune d’elles a été conditionnée par les spécificités de la
Russie et des États-Unis, respectivement : ce à quoi les gens répondent
bien, ce à quoi ils s’attendent et ce dont ils sont capables. Les
spécificités de leurs personnalités publiques et ce qui les conditionne
sont intéressantes en soi. Mais ce qui est vraiment important, c’est ce
qui se trouve sous les eaux…
En Russie, la vue de Trump et de Poutine se serrant la main, leur
conversation et leurs rires ont suscité un grand soupir de soulagement.
C’est parce qu’il existe une compréhension chez les Russes que ces deux
hommes sont membres d’une sorte d’équipe de la bombe à l’échelle
mondiale : leur travail consiste à éviter que la planète ne soit
vaporisée et pour se faire, ils doivent pouvoir se parler efficacement.
Ceci a été empêché par diverses forces aux États-Unis et c’est
généralement perçu comme un symptôme de démence collective qui a pris
les États-Unis et voir la réunion finalement se dérouler et la glace
brisée, est considérée comme un bon signe. Je suis persuadé que beaucoup
d’Américains ont exactement la même réaction, bien que beaucoup d’entre
eux aient été manipulés dans un double piège émotif toxique, la haine
de Trump et la haine de Poutine.
La personnalité publique de Poutine est conditionnée par l’exigence
d’être considéré comme un dirigeant fort. Les Russes ont pour la plupart
une vision peu développée de notions telles que les contrôles, les
équilibres et la séparation des pouvoirs, comprenant que leur pays, tout
au long de ses millénaires, n’a réussi qu’avec une main forte à la
barre (Pierre le Grand, Catherine la Grande,
Staline , Poutine), déclinant au contraire chaque fois que cette main
était trop faible (le tsar Nicolas II, Gorbatchev, Boris Eltsine).
Ainsi, Poutine fait tout ce qui est nécessaire pour nourrir l’égrégore
du dirigeant russe : il est en forme et affuté physiquement, cool,
calme et concentré et ridiculement bien informé sur une vaste gamme de
sujets. Il parle avec des paragraphes bien construits et des phrases qui
ne se traduisent pas nécessairement en anglais, en tout cas, qui
dépassent la portée de l’attention de la plupart des Américains.
Beaucoup de Russes détestent leur gouvernement, en particulier leur
gouvernement local, qu’ils considèrent souvent comme un service usurpé,
inefficace ou corrompu. Mais ils aiment Poutine et appuient ses efforts
pour comprendre et réparer les choses à leur niveau.
La personnalité publique de Trump est conditionnée par l’exigence
d’être perçu comme un outsider par les élites américaines sur les côtes
Est et Ouest qui contrôlent le duopole politique à deux partis, les
agences gouvernementales, les sociétés transnationales, les universités
et les centres de recherche notamment en médecine et, enfin, et pas des
moindres, les médias « officiels » tels que la presse
écrite et la télévision par câble. Tout ces gens sont caractérisés par
une tendance commune à mal parler de la population réelle, qui compose
une grande partie des habitants des États-Unis, à l’extérieur d’une
poignée de grandes villes comme New York et San Francisco, ignorant les
personnes qui se prennent en main, renforçant ainsi le biais
anti-intellectuel déjà fort observé aux États-Unis depuis très
longtemps. De même, l’approche de Poutine consistant à répondre à chaque
question de manière réfléchie, polie et soigneusement rédigée avec une
verbalisation improvisée mais bien conçue, ne fonctionnerait pas aux
États-Unis : cela semblerait étranger, impénétrable comme un message
chiffré. En fait, c’est ce qui fait que Poutine est si facile à
diaboliser pour les médias américains : dans un fabuleux exercice de
mauvaise foi, ils peuvent projeter sur Poutine tout ce que la plupart
des Américains détestent de leurs propres élites, l’exposer derrière le
voile de leur hypocrisie et exiger hystériquement qu’il se conforme à
leur double standard.
En ce qui concerne la personnalité publique de Trump, les ingrédients
clés sont : les deux tiers des Américains ne font pas confiance aux
médias de masse ; plus de la moitié d’entre eux se méfient des experts
en général, préfèrant plutôt remplir leurs têtes avec toutes sortes de
notions simples ; pratiquement aucun d’eux ne fait confiance aux
politiciens ou aux fonctionnaires ; et aussi, ils sont presque
impossibles à intéresser ou à capter par leur attention, ne souhaitant
qu’être amusés par toutes sortes de spectacles de gladiateurs,
idéalement ceux qui impliquent un peu de sang sur les murs. L’expérience
de Trump en tant qu’homme de reality show s’adapte
parfaitement à cette ambiance publique. Ses actions forcent ses
adversaires à agir. À l’inverse, les gens de tout le pays voient que les
élites des côtes Est et Ouest détestées détestent Trump et, par
réflexe, se rangent du côté de Trump.
Essentiellement, la stratégie publique de Trump est de faire le troll. Puisque le trolling
est un grand passe-temps américain, cela lui procure l’affection d’une
grande partie de la population. Les tactiques populaires des trolls
impliquent de nier la réalité du réchauffement climatique – quelque
chose que Trump utilise également à son avantage. Il est très amusant de
souligner que les personnes qui épousent les théories du changement
climatique en cours sont « juste un tas de pseudo-scientifiques » et que « la
dernière fois que je les ai écoutés, ils prétendaient que nous nous
dirigions vers une autre époque glaciaire. Sont-ils en train de changer
d’avis encore une fois ? »
Et puis vous vous asseyez pour apprécier la réponse pleine de colère, et souligner au nez de votre interlocuteur qu’« il ressemble beaucoup à l’un de ces fameux experts … sauf pour son état colérique ».
Vous pouvez également facilement pousser votre interlocuteur à être
plus interloqué que fâché en soulignant certaines choses évidentes :
qu’aucun des traités climatiques jusqu’ici – ni celui de Kyoto, ni celui
de Copenhague, et pas non plus celui de Paris – n’a empêché
l’accroissement des émissions de carbone qui ne diminuent toujours pas,
et que faire toujours la même chose et s’attendre à un résultat
différent à chaque fois est un signe de folie. Peu importe que le
changement climatique soit scientifiquement démontré parce que
politiquement parlant c’est un canular international.
Un autre sujet hautement trollable est la théorie de l’évolution. En
tant que gambit d’ouverture, soulignez que ce n’est simplement qu’« une théorie ». Nous ne savons pas si Jésus a chevauché des dinosaures, mais s’il l’a fait, cela aurait été « épique ». Ce serait « physiquement impossible »
? Allons… Jésus est le Fils de Dieu, et Dieu est éternel, donc vos
temps géologiques ne sont pas pertinents. Demandez alors à votre
interlocuteur maintenant en colère s’il a une âme et si elle est
éternelle ou non. Est-ce qu’elle a évolué ou est-ce que quelqu’un l’a
créée ? Mais alors, comment les choses éternelles parviennent-elles à
évoluer ? Ensuite, avancez sur le sujet de la mort : même les
scientifiques reconnaissent que l’évolution humaine s’est arrêtée ; si
nous voulions la reprendre, nous devrions cesser de faire des
césariennes, laisser mourir les prématurés et les bébés malades et
déformés et cesser les avortements et l’insémination artificielle.
Êtes-vous pro-évolution ou anti-évolution ? Si vous aimez l’évolution,
ne voulez-vous pas évoluer ? Et puis, le coup de grâce : nous n’évoluons
pas, mais nous nous élevons. Plus précisément, nous créons de manière
sélective des psychopathes : ils infestent toutes les grandes
entreprises et les bureaucraties du gouvernement et ont beaucoup
d’argent à consacrer à leurs enfants, dont la moitié héritent du gène de
la psychopathie et ont beaucoup de liens politiques pour leur offrir un
solide terrain de jeu. Si vous croyez à l’évolution, ne pensez-vous pas
qu’il serait préférable de lui laisser reprendre son cours ? Ou
aimez-vous les psychopathes plus que vous aimez l’évolution ?
L’un des problèmes avec le trollage est que quelques-unes de vos
cibles peuvent décider de vous troller à leur tour et Trump est une de
ces victimes. Mais il existe des moyens de lutter contre les trolls. Si
on prend un exemple emblématique, rassemblons tout l’équipage sur le
pont pour attraper ce calamar mort gigantesque et rance de l’« ingérence russe »
qui a autrefois été lavé sur le pont et s’est bloqué dans les barrières
de sécurité. Démêlons ses tentacules et jetons-le à la mer. 3 des 17
agences de renseignement américaines avaient un « haut degré de confiance » en une « ingérence russe »
lors des élections américaines de 2016. Ce ne sont pas vraiment ces
trois organismes eux-mêmes, mais certains de leurs analystes triés sur
le volet par ces agences qui ont eu quelque chose à voir avec cela. Mais
ce chiffre 17 a été répété à l’envie sur toutes les ondes. Cela
rappelle la « preuve par la répétition » si souvent utilisée dans la publicité : « Neuf
dentistes sur dix conviennent que vous devriez brosser vos gencives
avec des brosses à dents en poils de porc-épic si vous voulez que vos
dents repoussent. » Cela semble de moins en moins absurde à chaque
fois que vous l’entendez jusqu’à ce que vous craquiez et commenciez à
rechercher « brosses à dents en poils de porc-épic »
sur le net. Voici une question connexe : le soleil se lève-t-il à
l’ouest ? Je suis sûr que certains trolls seraient d’accord (parce
qu’ils sont des trolls) ; mais il n’y a pas de raison d’y croire parce
que c’est un fait établi que le soleil se lève à l’est. L’« ingérence russe »
n’est pas un fait, mais une opinion, et vous pourriez penser qu’elle a
été mise aux voix avant que, parmi les 17 agences de renseignement
américaines, trois décident de voter « oui ». En fait, le reste
d’entre elles n’a même pas été consulté. Et en tout cas, si vous faites
confiance aux opinions des services de renseignement des États-Unis, il
y a quelques très bonnes armes de destruction massives irakiennes qui
pourraient vous intéresser à l’achat.
C’est très amusant, mais même ce niveau de discours est hors de
portée de la plupart des Américains en raison de leur manque
d’attention. Le temps moyen d’un flash d’information est inférieur à une
minute. La durée moyenne d’une vidéo YouTube est inférieure à quatre
minutes. La durée des interludes de spectacle de télévision arrive en
tête, avec jusqu’à sept minutes de temps d’antenne entre les pauses
commerciales. Cela repousse n’importe quelle analyse nuancée hors de
portée de la plupart des Américains. Non pas que de tels arguments
servent beaucoup un but quelconque en raison des faibles capacités de
mémorisation de beaucoup d’Américains.
À l’heure actuelle, la plupart des gens, la plupart du temps, sont
saouls, drogués ou sous influence médicamenteuse ou une combinaison des
trois. Tout le pays vit dans un nuage de fumée de marijuana, alors que
ceux qui travaillent dépendent souvent de la méta-amphétamine pour
continuer. Beaucoup de gens prennent des opioïdes. Les États-Unis, c’est
5% de la population mondiale mais on y consomme 80% des opioïdes du
monde entier. Cela s’ajoute à une ivresse endémique de longue date. La
marijuana y est pour une grande part. Les cannabinoïdes et leurs
récepteurs dans le cerveau servent une fonction particulière : effacer
la mémoire. Plus précisément, ils sont produits dans le cerveau des
femmes pendant le travail d’accouchement. C’est la manière pour la
nature de leur faire oublier la douleur horrible de l’accouchement, car
sinon elles pourraient ne plus jamais avoir envie de devenir enceintes.
Dans les États-Unis contemporains, la marijuana aide des centaines de
millions de personnes à oublier la douleur horrible causée par le désert
putride de leur vie, leur permettant de vouloir vivre encore un jour de
plus. Ce que cela signifie, c’est qu’ils peuvent être trollés sur le
même sujet encore et encore, car ils présentent une tabula rasa
à chaque fois, et leur réaction ne variera jamais. Cela rend les
techniques de trollage réutilisables à l’infini et donc
spectaculairement efficaces.
Dans de telles conditions, Trump est parfait. C’est un showman et un animateur de reality show.
La réalité est douloureuse, et on préfère l’oublier par ingestion de
grandes doses de ce qui marche le mieux sur soi, alors qu’un reality show
est amusant à regarder. Trump est un troll hors pair, et il pratique
très bien cet art sur les médias de masse. Ils le détestent, mais deux
tiers de la population déteste les médias et, en multipliant ces deux
négatifs, il obtient un résultat positif. Son moyen préféré de
communication avec le public est le tweet : il passe par dessus les
médias de masse et la limite de 140 caractères ne dépasse pas la portée
de l’attention de la plupart des téléspectateurs, des toxicomanes et des
drogués d’Internet. Il est en harmonie avec la culture populaire des
bas de plafond et l’atmosphère anti-intellectuelle qui prévaut parmi ses
sujets. C’est pourquoi dans ses déclarations publiques, ce diplômé de
Wharton s’efforce de se limiter à un vocabulaire de fin de primaire avec
l’aide judicieuse de quelques saillies comme « attraper l’Amérique par la chatte ». Il émet alors un cri de ralliement pour beaucoup tout en trollant le reste.
Mais ce n’est que la personnalité publique de Trump, grâce à laquelle
il a organisé une victoire électorale facile, ce qui lui permet
maintenant de garder ses adversaires en permanence dans l’incertitude et
d’amuser ses partisans même si les conditions dans le pays continuent
de se détériorer inexorablement. Quant à qui il ressemble vraiment,
permettez-moi de passer à Poutine :
« Трамп телевизионный очень сильно отличается от реального
человека. Он конкретный абсолютно, адекватно воспринимает собеседника,
быстро достаточно анализирует, быстро отвечает на поставленные вопросы
либо на возникающие в ходе дискуссии какие-то новые элементы. »
« Le Trump qui passe à la télévision diffère très fortement de la
personne réelle. Il est absolument concret, il est adéquat dans sa
perception de son interlocuteur, il analyse suffisamment rapidement, il
répond rapidement aux questions posées ou à tout nouvel élément qui
émerge au cours de la discussion. »
Les mots en italique ont des significations très spécifiques en russe. « Concret » implique que son discours est actionnable, composé d’actes de discours qui transforment l’état du monde de manière spécifique. « Adéquat » signifie quelque chose de bien au-delà de « assez bon »,
car en Russie, les normes d’adéquation pour quelqu’un à son niveau sont
assez élevées. De toute évidence, ces deux hommes très importants
peuvent travailler ensemble dans la même « équipe de la bombe » et empêcher la planète d’être vaporisée.
C’est donc un problème de moins à craindre pour le monde entier, et
nous pouvons tous soupirer de soulagement. Bien sûr, les États-Unis ont
une multitude d’autres problèmes. L’establishment de Washington est bien
pire qu’inutile, mais c’est ce qui existe : si vous « drainez le marécage »,
tout ce qui restera est un cratère vide géant qui se re-remplira
inévitablement d’eaux usées. Les médias nationaux ne sont à présent
utiles que pour permettre à Trump de les troller. Les affaires de la
nation ont dégénéré en un large éventail de rackets – dans l’éducation,
les soins de santé, le logement, l’armée… De plus, tout le monde est à
la fois en train de sombrer dans la folie et accro à la drogue. Je doute
que Trump, ou quelqu’un d’autre, puisse réparer tout cela. Ce sont des
constats difficiles, pas des problèmes que l’on peut résoudre.
La Russie a aussi ses problèmes. Plus précisément, il existe un
manque prononcé de fromages de haute qualité. Je suis en Russie cette
semaine, et ma prochaine activité, après avoir terminé cet article,
consistera à acheter des fromages de haute qualité. J’espère que Poutine
s’occupera de cette question. Vladimir Vladimirovich, où est le
fromage ?
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov
est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que
l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de
l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
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