mercredi 27 janvier 2016

L’avenir est aux blivets

Article original de Dmitry Orlov, publié le 26 Janvier 2016 sur le site ClubOrlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


Si vous avez été attentif, vous avez peut-être remarqué que les marchés financiers mondiaux sont actuellement dans une phase de fonte accélérée. Apparemment, le monde a atteint des rendements décroissants pour fabriquer des choses. Il y a tout simplement trop de tout, que ce soit des puits de pétrole, des navires porte-conteneurs, des gratte-ciels, des voitures ou des maisons.


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Pour cette raison, le monde est également frappé par les rendements décroissants de l’argent emprunté pour construire et vendre encore plus de choses, parce que les choses que nous construisons ne se vendent pas. Et parce qu’elle ne se vendent pas, le prix des choses déjà produites continue à baisser, diminuant d’autant leur valeur comme garantie de prêts, ce qui ne fait qu’empirer les difficultés.



Une solution qui a été proposée est de convertir notre économie de manufacture en une économie de services. Par exemple, au lieu de produire des gadgets, tout le monde pourrait offrir des massages aux autres. Cela fonctionne très bien en théorie. L’industrie du massage ne génère pas un stock sans cesse croissant de massages dont on doit aussi se débarrasser. Mais il y a quelques accrocs avec ce plan. Le premier problème est que trop peu de gens ont assez d’épargne à dépenser en massages, alors il faudrait les masser à crédit. Un autre problème est que, contrairement à un objet, un massage n’est pas un actif négociable, et il ne vous aide pas à rembourser l’argent que vous avez dû emprunter pour vous le payer. Enfin, un massage, une fois que vous l’avez reçu, ne vaut plus grand chose. Vous ne pouvez pas le vendre aux enchères, et vous ne pouvez pas l’utiliser comme collatéral pour garantir un prêt.

Ce sont de gros problèmes, et une solution proposée est de créer de bons emplois bien rémunérés qui mettent de l’argent dans la poche des gens, argent qu’ils pourront ensuite dépenser en massages. Cette solution fonctionne mieux en investissant dans des améliorations de productivité : envoyer les gens à l’école, investir dans la haute technologie et ainsi de suite. C’est une idée intuitivement évidente : les travailleurs productifs sont plus faciles à employer que les travailleurs improductifs, parce que les trucs qu’ils fabriquent reviennent finalement moins cher et les gens peuvent en acheter plus. Qu’ils veuillent en acheter plus est discutable, surtout s’il y en a déjà en quantité plus que suffisante et que personne n’a d’argent de coté. Pourtant, la théorie a du sens.

Mais cette théorie ne semble pas fonctionner si bien que ça : peu importe combien d’argent nous mettons dans les lignes d’assemblage automatisées, robots, virtualisation basée sur Internet ou autre, le nombre de chômeurs ne diminue pas du tout. Et c’est encore pire avec les voitures sans conducteur. En théorie, c’est génial : si la conductrice n’a pas à conduire, alors elle peut passer son temps à masser ses passagers. Mais peu importe la quantité d’argent que nous allons dépenser dans des voitures sans conducteur, le nombre de conducteurs sans emplois, ou de masseurs thérapeutes au chômage, ne va pas baisser.

Mais même si nous renonçons à essayer de stimuler la demande avec des création d’emplois et que nous laissons simplement tout le monde mourir de faim, nous pouvons encore reporter nos espoirs sur les gens riches. Il y a des gens qui sont aussi riches que des pays entiers ! Certainement, ils peuvent dépenser et consommer au nom de tous et créer un boom de l’économie. Mais il se trouve qu’il est très difficile pour une seule personne de consommer autant que tout un pays. Pour que cela se produise, le riche doit payer des gens pour consommer à sa place. Mais si les autres personnes peuvent dépenser de l’argent autant que vous, alors cela ne sert à rien de vouloir être plus riche que tout le monde, et tout ce dur labeur pour escroquer les gens et jouer sur les marchés boursiers se révélerait avoir été vain.
* * *
Mais voici une solution qui est si incroyablement simple et élégante que quelqu’un devrait déjà y avoir pensé. Hélas, prenez note : je suis le premier !

Le blivet



La solution est la suivante : tout vendre et être long sur les blivets [acheter en pariant sur le long terme, NdT]. Les blivets sont géométriquement des objets impossibles : ils peuvent être dessinés, mais, de par leur nature, ils ne peuvent pas être fabriqués. Cela résout un problème majeur sur les marchés à terme, qui est que les gens peuvent réellement prendre livraison de la marchandise au terme du contrat [même si c’est très rare, lire plus bas, NdT]. Cela signifie que les biens qui sont l’objet de la spéculation, doivent effectivement exister. Et cela signifie que ce que certaines personnes ont l’audace d’appeler l’économie réelle doit exister. Quelle poisse !

Par exemple, le marché à terme de l’or négocie 300 fois plus d’or qu’il n’en existe physiquement. Cela signifie que si seulement 0,3% des contrats à terme devaient entraîner des livraisons physiques réelles, les coffres seraient vides et il n’y aurait plus rien à négocier. La chose la plus horrible est qu’il existe des gens déraisonnables qui prennent livraison de leur or : les Chinois, les Russes et diverses autres nations ayant du cash sous la main ou des obligations du Trésor américain à liquider. Et ils sont en train de le faire. Promouvoir des changements de régime et piller les réserves d’or de divers pays aide un peu – l’Irak, la Libye et l’Ukraine ont déjà été pillées ; la Syrie l’aurait été aussi s’il n’y avait pas eu ces satanés Russes ! Mais le résultat final de tout cela est qu’en cas de force majeure, si quelqu’un veut prendre livraison, les coffres-forts sont vides.

Un problème similaire existe avec le plus grand marché à terme au monde : celui du pétrole brut. Ici, les traders ont joyeusement profité d’une surabondance théorique pour faire descendre le prix du brut de plus en plus bas. Ils pourraient le conduire aussi bas que $1 le baril, et après ?


Le problème est que personne sur terre ne peut produire du pétrole aussi bon marché, et donc un jour viendra où quelqu’un va exiger la livraison de ses barils sur la base de son contrat à $1 le baril, et la seule réponse sera l’écho du vent sauvage sifflant dans les buissons morts qui roulent à travers les champs de pétrole abandonnés.

Vous devriez maintenant avoir deviné la morale de l’histoire : si vous avez rendu éphémère l’ensemble de l’économie, les travailleurs / consommateurs ainsi que leur capacité de production, autant passer au commerce de produits eux-mêmes éphémères, sinon vous allez prendre le risque d’une implosion du marché, de la déflation, du désendettement et de l’effondrement financier suivi par l’effondrement politique, commercial, social et culturel dans une cacophonie en quatre actes avec de nombreux refrains stridents et des hurlements dans un final tumultueux. Je ne blague pas. J’ai écrit un livre sur ce sujet.

C’est là où les blivets seraient d’une grande aide. Un blivet n’est par définition qu’un blivet de papier parce qu’un blivet physique n’existe pas. Si vous exigiez la livraison physique de vos blivets, les gens, tout simplement, se moqueraient de vous, tapant leur index sur leur tempe en écarquillant les yeux. Ce serait aussi cinglé que d’exiger le respect de vos droits en vertu de la Constitution des États-Unis, ou de prétendre que le changement climatique est une conspiration.

Les blivets sont composés de l’éther le plus pur, plus éthérés même que les bitcoins (ces longues chaînes de chiffres magiques dont on obtient la valeur à partir d’un algorithme, d’une chaîne de blocs, et d’un facteur de fraîcheur). Les bitcoins sont aussi éthérés, mais ils doivent être physiquement extraits par la dépense de beaucoup d’électricité dans la gestion de grandes fermes d’ordinateurs, et cela provoque un gros problème : les bitcoins sont rares.

Maintenant, certaines personnes prétendent que la rareté est ce qui donne de la valeur aux choses, ce qui est clairement absurde. Regardez le dollar américain : le nombre de dollars a été en expansion hors de toute proportion par rapport à la croissance de l’économie américaine, mais y a-t-il eu une hyperinflation ? Bien sûr que non ! Le problème ne vient pas de l’impression de l’argent ; le problème vient des gens ordinaires à qui on le donne et qui ne savent pas qu’ils doivent seulement l’investir dans des blivets. Au lieu de cela, ils font des choses économiquement destructives, comme acheter de la nourriture pour leurs enfants et chauffer leurs maisons pendant l’hiver. Voilà ce qui provoque l’hyperinflation, pas l’impression de l’argent ! Il y a seulement deux problèmes potentiels avec l’impression de l’argent : ne pas en imprimer assez, et ne pas l’imprimer assez vite.

Il y a encore quelques difficultés avec ma proposition de blivetiser toute l’économie mondiale, mais ils peuvent aussi être résolus par la force de l’inventivité dans l’innovation financière.

Tout d’abord, il y a le problème du marché des contrats à terme de blivets, qui peut potentiellement baisser au lieu de monter. Nous n’aimons pas lorsque les marchés baissent ; alors, comment pouvons-nous empêcher que cela se produise ? Voici une idée : introduire ce qu’on appelle le blivet de Schrödinger. Si vous êtes court  [c’est à dire vendeur au sens des traders, NdT] sur les blivets , lorsque votre contrat expire, la chambre de compensation peut exiger que vous livriez la marchandise. Dans ce cas, une règle simple s’applique. Elle est basée sur le jet d’une pièce de monnaie, dont le verdict dira si vos blivets existent ou non. Cela exige pour ceux qui sont courts sur les blivets d’en maintenir une assez grande réserve, ce qui devrait les rendre beaucoup moins intéressés par un effondrement du marché. Pour cette raison, le prix des blivets peut stagner parfois, mais au fil du temps, il devrait monter de façon régulière.

Deuxièmement, il y a le problème de savoir où obtenir des capitaux supplémentaires pour négocier des blivets. Vous avez liquidé toutes vos autres positions, vous avez des positions longues sur les blivets, mais comment le marché des blivets est-il censé se développer ? S’il ne se développe pas, alors cela signifie un manque de croissance, et nous n’aimons pas quand il n’y a pas de croissance. Avec toutes les autres capacités productives demeurées inutilisées et aucune richesse ne se produisant hors du marché des blivets, d’où va venir le nouveau capital pour investir ? Voici une idée : on appelle cela l’auto-réhypothèque. Chaque fois que vous engagez des blivets comme garantie pour un prêt – que vous investissez dans les blivets, bien sûr – le prêt lui-même devient automatiquement disponible pour être utilisé comme garantie pour un autre prêt.

Grâce à ces innovations financières, la valorisation des blivets devrait crever le plafond en peu de temps, et continuer à monter. En fait, elle peut aller si haut qu’il sera peut être nécessaire de commencer à coter les blivets en notation scientifique au lieu de la notation décimale simple.

Finalement, il peut même être judicieux de d’ignorer la mantisse et de ne citer que l’exposant. Pourquoi, après la suppression de toutes les contraintes physiques, le nombre de blivets négociés ne serait-il pas libre de dépasser le nombre d’atomes dans l’univers observable ?

Problème résolu ! Je vais en prendre pour 1082 blivets, s’il vous plaît !

Dmitry Orlov

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