Article original de Dmitry Orlov, publié le 12 février 2019 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Au cours des derniers mois, je me suis plongé dans la technologie nucléaire afin de comprendre ses implications pour l’avenir de l’énergie. C’est un sujet important parce que l’avenir de l’énergie est l’avenir de la civilisation : si l’énergie fossile ne peut être remplacée par une autre énergie, il n’y aura plus de civilisation. Le retour à la combustion du bois de chauffage signifiera simplement qu’il n’y aura plus d’arbres non plus. Si vous pensez que les éoliennes et les panneaux solaires sont la solution, non, ils ne peuvent être construits ou entretenus sans combustibles fossiles.
C’est un sujet assez difficile à aborder en raison de toute la confusion semée par les différents “négationnistes” : négationnistes du pic pétrolier, négationnistes du changement climatique, négationnistes de la dette… Il y a aussi de vains espoirs semés par des technophiles qui pensent que la fusion nucléaire est proche d’aboutir ou qui rêvent de miroirs géants dans l’espace, d’une économie basée sur l’hydrogène ou d’autres technologies qui n’existent pas encore. Pour faciliter la discussion sur ce sujet, je formulerai certaines hypothèses. Je suppose que la technologie inexistante… n’existe pas, donc il n’y a rien à discuter. Veuillez emmener vos réacteurs à fusion, vos réacteurs au thorium, vos miroirs spatiaux et vos moteurs magiques à mouvement perpétuel ailleurs. Je ne m’intéresse qu’aux technologies existantes et éprouvées qui peuvent être mises à l’échelle.
Je suppose également que les combustibles fossiles sont excessivement abondants, mais trop chers et trop gourmands en énergie [à extraire, NdT] pour continuer à être produits au rythme actuel. La grande majorité des pays producteurs de combustibles fossiles ont dépassé leur pic de production. La production américaine de pétrole et de gaz de schistes est un gaspillage d’argent transitoire, à hauteur de 300 milliards de dollars à ce jour. Il y a quelques dates à retenir : la production de pétrole classique a culminé en 2005-2006 ; la production de diesel semble avoir culminé en 2017.
Enfin, je suppose que le changement climatique est réel et qu’il s’accélère, qu’il est en grande partie causé par la combustion de combustibles fossiles par l’homme (et les pets de vache) et qu’il causera d’énormes souffrances et beaucoup de morts, ce qui fait que l’utilisation continue et croissante des combustibles fossiles est une idée vraiment stupide. Telles sont les hypothèses que je fais au départ et il n’y aura pas d’autres discussions à ce sujet ici ; si vous ne voulez pas les accepter, alors cet article n’est peut-être pas pour vous.
Beaucoup de gens semblent convaincus qu’une combinaison de sources d’énergie renouvelables – solaire, éolienne, hydroélectrique et biomasse – sera en mesure de remplacer les combustibles fossiles. Ils ont tort. L’électricité est déjà utilisée à plein mais son usage est limité. L’éolien et le solaire sont intermittents et doivent donc être entièrement soutenus par une source d’énergie dont la production est modulable à la demande comme le gaz naturel. La biomasse est également pleinement utilisée et nécessaire pour continuer à cultiver des aliments, du fourrage et des matériaux de construction. L’augmentation récente de la capacité de production éolienne et solaire installée a été rendue possible par les généreuses subventions gouvernementales et par le fait que les fabricants chinois avaient subventionné la production de panneaux solaires (ce qui n’est plus le cas). Même avec ces subventions, dans les pays ayant la plus grande base installée d’éolien et de solaire, les tarifs d’électricité ont considérablement augmenté en conséquence, tout comme l’utilisation du gaz naturel.
Il reste donc l’énergie nucléaire. Elle est vraiment puissante : un kilogramme de combustible nucléaire produira environ 14 000 000 kilowatt/heures d’électricité. A 0,12 dollar par kilowatt/heure (ce qui correspond à la moyenne américaine), la valeur est d’environ 1 600 000 dollars par kilo de combustible, qui ne coûte lui que 1 400 dollars le kilo, soit 1 598 600 dollars pour construire et exploiter l’installation nucléaire et le réseau électrique. Les dommages causés à l’environnement par la technologie nucléaire, même avec quelques accidents, sont considérablement moins importants que ceux causés par les combustibles fossiles. Les deux taux de mortalité sont tout simplement incomparables : des dizaines, voire des centaines de millions de morts dues aux combustibles fossiles et quelques milliers à la contamination nucléaire et à la radio-exposition, la plupart provenant d’essais d’armes nucléaires.
Certes, il y a de sérieux problèmes avec l’énergie nucléaire. La première est que sa part de la production totale d’énergie est assez faible (4 %), derrière celle de l’hydroélectricité (7 %), mais loin devant celle de l’ensemble des énergies renouvelables (2 %). Une autre raison est qu’une ressource clé – l’uranium – est plutôt rare et que l’isotope fissile de l’uranium U-235 – est encore plus rare. Les États-Unis ne sont autosuffisants qu’à 11 % en combustible nucléaire et en reçoivent la moitié de la Russie, tandis que le long de la côte Est des États-Unis, les centrales nucléaires produisent 40 % de l’électricité et le réseau électrique ne peut fonctionner sans elles. Un autre problème est que les défis techniques de la manipulation et du retraitement des déchets nucléaires se sont avérés trop importants pour de nombreux pays et qu’ils laissent simplement le combustible irradié – le sous-produit le plus dangereux de l’énergie nucléaire – s’accumuler dans les centrales électriques.
Enfin, il y a la question de la perte de compétence : toutes les nations nucléaires, à l’exception de la Russie, de la Chine et de la Corée du Sud, semblent avoir perdu la capacité de construire de nouvelles centrales nucléaires. Le programme nucléaire du Japon est en désarroi depuis Fukushima. Les États-Unis comptent une centaine de réacteurs qui vieillissent, mais seulement quelques nouveaux projets en cours dont les dates d’achèvement sont incertaines. L’Allemagne a décidé de fermer complètement son industrie nucléaire alors que les réacteurs vieillissants de la France ne sont pas remplacés, avec seulement trois projets (dont un en Finlande) qui prennent beaucoup de temps et entraînent des dépassements de coûts gigantesques. Le Royaume-Uni a connu une expérience désastreuse de privatisation de son industrie nucléaire et a fini par la céder aux Français, mais l’avenir de cette relation est incertain à cause du Brexit. Bref, partout en Occident (plus le Japon), l’industrie nucléaire est en désarroi ou moribonde. Environ deux tiers de tous les nouveaux projets d’énergie nucléaire sont exécutés par la société russe Rosatom, qui traite également près de la moitié du combustible nucléaire dans le monde et dont la technologie nucléaire est totalement verrouillée sur certains éléments clés. Ces faits causent de graves difficultés mentales à l’establishment politique américain et ils subissent de douloureuses contorsions pour éviter de mentionner la Russie dans ce contexte.
Mais le plus grand problème de l’énergie nucléaire est la radiophobie. Les gens ont tendance à confondre l’énergie nucléaire avec les armes nucléaires et la prolifération nucléaire. Ils ne font pas la différence entre les radiations et la contamination nucléaire. Tout ce qui précède leur donne la chair de poule et les incite à se tenir debout pour protester en brandissant des pancartes “No nukes”. Parfois, c’est justifié ; certaines personnes n’ont pas les aptitudes et l’expertise nécessaires pour utiliser la technologie nucléaire en toute sécurité et devraient résister à l’envie de le faire. Ce n’est pas une bonne idée pour eux, pas plus que de donner une grenade à un singe. Mais il y a des preuves que la technologie nucléaire peut être manipulée en toute sécurité. Il existe également de nombreuses preuves de la grande valeur dissuasive des armes nucléaires alors que les dangers de la prolifération nucléaire ne se sont pas manifestés. A une exception près très importante (les États-Unis), les armes nucléaires n’ont été utilisées que comme armes défensives d’un type particulier : leur utilisation appropriée est qu’elles ne doivent pas être utilisées du tout. Oui, le potentiel de dommage de la technologie nucléaire est très élevé, mais sa probabilité est très faible, et le produit des deux est inférieur de plusieurs ordres de grandeur au dommage évident de la combustion de combustibles fossiles.
Pour pouvoir discuter intelligemment de la technologie nucléaire, il faut avoir des connaissances en physique et en chimie et au moins une compréhension rudimentaire de la sécurité nationale et internationale, de la technologie de défense et des réseaux électriques. Rien de tout cela n’est nécessaire si l’objectif est d’amener les gens à craindre la technologie nucléaire, car elle est vraiment impressionnante. C’est beaucoup plus impressionnant que l’électricité, que la plupart des gens ne comprennent pas non plus. Les peuples primitifs ont eu tendance à penser que la foudre consistait en des éclairs lancés par un dieu en colère ; les gens supposés non primitifs détestent penser que c’est le cas, mais ils ne savent surtout pas quoi penser. (Si c’est le cas, veuillez me dessiner un schéma qui explique comment la foudre est créée.)
Se faire frapper par la foudre est déjà assez effrayant, mais quand les gens entendent dire que les bombes nucléaires peuvent détruire toute vie sur Terre (pas vraiment, mais elles peuvent certainement ruiner votre journée), c’est à peu près tout ce qu’ils ont besoin de savoir pour avoir ensuite peur de tout ce qui concerne le nucléaire. Au moins les éclairs sont visibles, alors que le rayonnement ne l’est généralement pas (vous commencerez à voir des étincelles ou de la neige avec les yeux fermés si le rayonnement gamma est assez fort, auquel cas vous devriez foutre le camp d’ici pronto).
La plupart des gens savent que les radiations peuvent leur donner le cancer, et les choses invisibles qui peuvent vous tuer sont certainement la substance des cauchemars, bien que ce qui donne à la plupart des gens le cancer n’est pas le rayonnement mais les produits parfaitement légaux de l’industrie des combustibles fossiles et de l’industrie chimique. Pensez à tous les produits chimiques que vous pouvez acheter dans une quincaillerie qui portent des étiquettes d’avertissement sur leurs effets cancérigènes. Contrairement aux produits chimiques cancérigènes et à la pollution de l’air, les rayonnements peuvent aussi être bons pour vous. Ils peuvent guérir le cancer (ou au moins provoquer sa rémission). Si vous êtes en parfaite santé, vous avez quand même besoin du rayonnement solaire pour que votre peau produise de la vitamine D, sans laquelle votre système immunitaire s’affaiblit, vous devenez léthargique et déprimé, vos os deviennent fragiles et vos cheveux tombent. Mais si vous restez trop longtemps au soleil, vous brûlerez votre peau et augmenterez vos risques de développer un cancer de la peau.
De plus, vous ne pouvez pas vous soustraire à l’exposition aux radiations parce qu’elles sont absolument partout. Versez-vous une bonne tasse de thé chaud, et il émettra des photons infrarouges, sous une forme de rayonnement électromagnétique – une très belle forme de rayonnement, agréable et chaud. Mais si un soudeur enlève son masque et regarde une soudure fraîche alors qu’elle brille encore en orange, des photons infrarouges d’énergie légèrement supérieure lui donneront un mal de tête désagréable. De même, un peu de rayonnement dans la longueur d’onde des 12 mm – celle utilisée dans les fours à micro-ondes – ne fera rien, mais en grande quantité, ce rayonnement vous fera cuire jusqu’à ce que vous soyez croustillant. Les radiations électromagnétiques les plus désagréables, de longueur d’onde très courte et les plus énergétiques, sont les rayons X et les rayons gamma, car ils peuvent endommager les molécules de votre corps. S’il y a trop de dégâts, elles deviennent irréparables et vous tombez horriblement malade et vous mourez.
Vous voyez donc que tout est une question de dosage. Les personnes qui passent de nombreuses heures par jour avec un téléphone cellulaire collé au visage peuvent être plus susceptibles de développer un cancer du cerveau (les preuves ne sont pas encore concluantes). Mais les gens qui se cure le nez tous les jours ont probablement plus de risques de développer un cancer du nez – vous n’y avez pas pensé, n’est-ce pas ? Il est très utile de savoir à combien de radiations vous êtes exposé, et de quelle sorte, parce que le simple fait de craindre les radiations fait de vous un fou radiophobe. Avoir peur des centrales nucléaires parce qu’elles sont radioactives est tout simplement stupide. S’il y a un endroit où tout le monde est très conscient des rayonnements et de leurs risques, c’est bien une centrale nucléaire. En fait, vous obtenez habituellement une dose plus faible de rayonnement à l’intérieur d’un bâtiment de confinement d’un réacteur nucléaire, le réacteur fonctionnant à pleine puissance, que si vous passiez la même quantité de temps à l’extérieur, sous un ciel ouvert, à être bombardé par le rayonnement solaire et autres rayons venant de l’espace.
La science nucléaire a amené l’homme aussi aussi proche que possible de l’alchimie mais dans le monde réel. Les alchimistes médiévaux cherchaient des pierres philosophales qui pouvaient transformer le plomb en or. Eh bien, les scientifiques nucléaires ont trouvé comment transmuter des éléments, bien qu’il s’avère beaucoup plus facile de transformer l’or en plomb que l’inverse, et dans les deux cas c’est un énorme gaspillage d’énergie. Ce qui n’est pas un gaspillage d’énergie, c’est la transmutation de l’uranium en plutonium. Vous pouvez prendre de l’uranium contenant 0,7 % de l’isotope U-235 utile, l’enrichir à 3 à 5 % d’U-235, le mettre dans un réacteur, produire beaucoup de vapeur et d’électricité, et ce que vous obtenez à la fin est quelque chose qui contient 0,7 % de plutonium également utile (plus beaucoup d’autres déchets radioactifs qui mettent du temps à se refroidir et à se stabiliser). Et s’il s’agit d’un réacteur à neutrons rapides (que seul Rosatom a réussi à mettre en œuvre), la quantité de plutonium que vous obtenez est un multiple de la quantité d’U-235 qui est entrée.
Certaines craintes à l’égard de la technologie nucléaire sont certainement justifiées, non pas à l’égard de la technologie elle-même, mais à l’égard des erreurs humaines dans son utilisation. À cet égard, les erreurs humaines les plus graves et les plus dangereuses n’ont pas été commises par des ingénieurs ou des techniciens nucléaires, mais par des citoyens qui acceptent d’être gouvernés par des sociopathes narcissiques et meurtriers pour qui la technologie nucléaire offre d’excellentes occasions d’atteindre leurs objectifs néfastes et de renforcer leur emprise sur la société en menaçant d’attaques nucléaires et en provoquant des accidents nucléaires. Comme les attaques nucléaires sont strictement suicidaires, elles ne vont jamais au-delà des simples menaces, ce qui n’est pas le cas des accidents nucléaires.
Si vous regardez attentivement, les trois accidents nucléaires les plus importants et les plus célèbres – Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima – ressemblent autant à des accidents qu’au suicide d’une personne qui se poignarderait dans le cœur plusieurs fois par derrière pendant plusieurs jours. Il s’agit plutôt d’opérations spéciales méticuleusement planifiées, impliquant des fonctionnaires au plus haut niveau et conçues pour atteindre des objectifs (anciennement) très spécifiques et secrets. Ils partagent la signature commune d’avoir été manipulés de telle sorte que l’allégation selon laquelle ils ont été commis intentionnellement par ceux qui avaient pour tâche de les empêcher est suffisamment scandaleuse pour la rendre impensable pour la grande majorité, ce qui permet de présenter la minorité qui parvient à voir à travers la tromperie comme des “théoriciens du complot” (un terme péjoratif qui empêche de réfléchir et qui a été inventé juste pour cela). Je discuterai de ces trois “accidents” en ce qui concerne les moyens, le motif, l’opportunité et le modus operandi dans l’article de ce jeudi.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
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