samedi 9 février 2019

Pourquoi les sociétés s’effondrent-elles ?

Article original de Ugo Bardi, publié le 21 janvier 2019 sur le site Cassandra Legacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

Les rendements décroissants sont un facteur clé, selon une nouvelle étude

 

En 1988, Joseph Tainter publia une étude fondamentale sur l’effondrement des sociétés, proposant l’existence d’une cause commune, des rendements décroissants, car tous les empires et civilisations du passé s’étaient finalement effondrés. Récemment, avec mes collègues Sara Falsini et Ilaria Perissi, nous avons réalisé une étude sur la dynamique des systèmes qui confirme les idées de Tainter et approfondit les origines des rendements décroissants des civilisations. Elle vient d’être publiée sur Biophysical Economics and Resource Quality.





Pourquoi les civilisations s’effondrent-elles ? C’est une question qui hante l’entité nébuleuse que nous appelons « l’Occident » depuis l’époque où Edward Gibbon publia en 1776 son Déclin et chute de l’Empire romain. La question sous-jacente de l’étude massive de Gibbon était : « Allons-nous suivre le destin des Romains ? ». Une question à laquelle des générations d’historiens ont tenté de répondre, jusqu’à présent sans parvenir à une réponse sur laquelle tout le monde serait d’accord.

Il y a, littéralement, des centaines d’« explications » pour le déclin et la chute des empires, et la même confusion règne pour la chute des civilisations passées s’élevant vers la gloire et puis mordant la poussière, devenant à peine plus que des ruines et des notes en bas de page dans les livres d’histoire. Y a-t-il une cause unique à ces effondrements ? Ou bien l’effondrement est-il le résultat de nombreux petits effets qui, d’une manière ou d’une autre, s’unissent pour pousser la grande bête vers le bas de la falaise de Sénèque ?

L’une des interprétations les plus fascinantes de l’effondrement de la civilisation est l’idée de Joseph Tainter qu’il est dû à des « rendements décroissants ». C’est un concept bien connu en économie que Tainter adapte au cycle historique des civilisations, en se concentrant sur les structures de contrôle conçues pour maintenir tout le système, la bureaucratie par exemple. Tainter attribue ces rendements décroissants à une propriété intrinsèque des structures de contrôle qui deviennent moins efficaces à mesure qu’elles deviennent plus grandes. Ci-dessous, vous pouvez voir un graphique assez bien connu pris dans le livre de Tainter, L’effondrement des sociétés complexes (1988).



L’idée de Tainter est fascinante pour plusieurs raisons, l’une en est qu’elle génère un certain ordre dans l’incroyable confusion d’hypothèses et de contre-hypothèses du débat sur l’effondrement social. Si Tainter a raison, alors les nombreux phénomènes que nous observons pendant l’effondrement ne sont que le reflet d’une maladie intérieure de la société qui la subit. Les invasions barbares, par exemple, ne sont pas la raison pour laquelle l’Empire romain est tombé, les Barbares ont simplement exploité la chance qu’ils voyaient d’envahir un empire affaibli.

Un problème avec l’idée de Tainter est qu’elle est qualitative : elle est basée sur les données historiques disponibles comme, par exemple, la dévalorisation de la monnaie romaine, mais la courbe des rendements décroissants est juste dessinée à la main. Une question que vous voudrez peut-être poser est la suivante : d’accord, les « rendements décroissants » existent, mais où est l’effondrement dans cette courbe ? Une autre pourrait être la suivante : si le système connaît des « rendements décroissants », pourquoi la courbe ne retrace-t-elle pas simplement  une trajectoire pour revenir là où elle était auparavant ?

Ces questions et d’autres sont examinées dans une étude de la dynamique des systèmes que moi-même et mes collègues, Ilaria Perissi et Sara Falsini, avons réalisée en utilisant la dynamique des systèmes. L’idée est que si une civilisation est un système complexe, il devrait être possible de la modéliser en utilisant la dynamique du système, un outil spécialement conçu à cet effet. Nous y avons donc travaillé en construisant une série de modèles inspirés par le concept de modèles « grandeur nature ». C’est-à-dire des modèles qui ne prétendent pas être une description détaillée du système, mais qui tentent de saisir les mécanismes de base qui le font bouger et, parfois, qui passent par des points de basculement et s’effondrent. Nous avons constaté que sur la base d’une hypothèse simple, il est possible de produire une courbe qui ressemble qualitativement à celle de Tainter.



Le modèle de la dynamique du système nous dit que l’origine de la diminution des rendements réside dans l’épuisement graduel des ressources qui circulent dans le système. Ce n’est pas tant l’effet d’une complexité croissante en soi, le problème, c’est le maintien de cette complexité.

Ensuite, le modèle nous dit aussi ce qui se passe de « l’autre côté » de la courbe. C’est-à-dire, ce qui se passe si le système continue sa trajectoire au-delà du point où la courbe de Tainter s’arrête. La courbe montre une hystérésis claire, c’est-à-dire qu’elle ne suit pas la trajectoire précédente, mais qu’elle reste toujours sur une trajectoire à faible bénéfice. Cela signifie que réduire la bureaucratie ne rend pas le système plus efficace.

Ces résultats ne sont pas le dernier mot sur la question de l’effondrement de la société. Mais je pense qu’ils fournissent un aperçu fondamental. C’est le fait que le système est « vivant » tant que ses ressources fournissent de bons rendements – en termes de ressources énergétiques, cela signifie qu’elles ont un bon EROEI (Taux de retour énergétique). Si l’EROEI chute, le système tombe de la falaise de Sénèque.



Bien sûr, puisque notre société dépend des combustibles fossiles, nous sommes obligés d’aller dans cette direction parce que l’épuisement des meilleures ressources diminue progressivement l’EROEI du système. Si nous voulons maintenir en vie une société complexe, nous ne pouvons pas le faire en grattant le fond du baril, en essayant désespérément de brûler ce que nous pouvons encore brûler. Mais, malheureusement, c’est exactement ce que la plupart des gouvernements du monde tentent de faire. C’est un bon moyen d’accélérer le chemin vers la falaise.

Ce que nous devrions plutôt faire, c’est de passer le plus rapidement possible à une société fondée sur les énergies renouvelables. Nous avons la chance d’avoir des technologies énergétiques suffisamment efficaces en termes d’EROEI pour soutenir une transition vers un monde meilleur, plus propre et plus prospère. Dommage que personne ne semble en vouloir.

Il doit y avoir quelque chose dans le concept de « Business As Usual » qui en fait l’un des aimants les plus puissants que l’on peut simuler dans un modèle de dynamique de système. Nous nous dirigeons donc vers un avenir incertain, mais une chose dont nous pouvons être sûrs, c’est que les combustibles fossiles ne nous accompagneront pas là-bas.

Ugo Bardi

Note du traducteur

L'analyse faite par les 3 auteurs et qui confirme le travail de Tainter explique à elle seule l'intérêt de suivre cet auteur qui derrière ses propres biais travaille ardemment pour expliquer le passé d'après des faits. Vous pouvez lire le livre de Tainter qui est traduit en français aux éditions "Le retour aux sources".

Les 2 derniers paragraphes sont eux aussi fort intéressants surtout si vous suivez la série d'articles de Ben Hunt sur Epsilon Theory. Les renouvelables tant désirés par Ugo Bardi sont-ils SA Réponse ? Mais il a sans doute raison quand il parle d'un avenir incertain, le 4ème cavalier de l'Apocalypse.

On vous propose aussi 2 notes de lectures pour compléter votre lecture. - Alban Dousset - 1h15' - Michel Drac - 15'

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