Article original de F. William Engdahl, publié le 22 Novembre 2015 sur le site journal-neo
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Un important débat est en cours en Russie depuis l’imposition
des sanctions financières occidentales aux banques et aux sociétés
russes en 2014. Il fait suite à une proposition présentée par le
Patriarcat de Moscou de l’Église orthodoxe. La proposition, qui
ressemble à bien des égards aux modèles bancaires islamiques sans
intérêts, a été dévoilée la première fois en décembre 2014, face à la
profondeur de la crise du rouble et au prix du pétrole en chute libre.
Depuis août, l’idée a reçu un énorme coup de pouce avec l’approbation de
la Chambre de commerce et d’industrie de Russie. Elle pourrait changer
l’histoire pour le meilleur selon ce qui en sera fait et où elle
conduit.
Il y a vingt ans, pendant l’ère Eltsine, dans le chaos de l’hyperinflation en Russie suite à la thérapie de choc du
FMI, l’Église orthodoxe russe a présenté une proposition alternative
pour des services bancaires sans intérêts. Pendant cette période, une
tripotée d’économistes russes libéraux, adeptes du marché libre, dans
l’entourage de Eltsine, comme Yegor Gaider, ont prévalu. Ils ont
livré les actifs de l’État russe au pillage par les banques
occidentales, les hedge funds et les corporations.
Lors de ma première visite en Russie, en mai 1994, pour donner une
conférence dans un institut économique russe sur la thérapie de choc du
FMI, j’ai vu de première main la mafia sans foi ni loi, la mafia Russkaya,
fonçant à travers la rue Tverskaya presque vide, près de la Place Rouge
dans la nouvelle limousine Mercedes 600 dernier modèle, sans plaques
d’immatriculation. Ce fut un temps dévastateur pour la Russie, et
Washington et les technocrates du FMI savaient exactement ce qu’ils
faisaient en favorisant le chaos.
Les sanctions américaines concentrent l’attention
En 2014, beaucoup de choses ont changé en Russie. Plus important
encore, l’engouement qui existait il y a deux décennies pour tout ce qui
venait de l’Amérique a naturellement disparu. Les sanctions financières
du Trésor américain ont été lancées par étapes en 2014 contre des
individus spécifiques autour du président Poutine, puis des banques et
des sociétés ciblées dépendant du crédit étranger. Elles ont eu pour
effet de forcer un réexamen critique de la part des intellectuels, des
représentants du gouvernement russe et du Kremlin lui-même.
Les attaques de Washington, actes de guerre contre une nation
souveraine légalement parlant, ont été lancées par le Bureau du Trésor
américain sur le terrorisme et le renseignement financier, la seule
agence de finances publiques dans le monde ayant son propre service de
renseignements. Le Bureau a été créé sous le prétexte d’identifier et de
geler les avoirs et les comptes bancaires des cartels de la drogue et
des terroristes. C’est une chose pour laquelle cette agence semble
étrangement inapte si l’on juge la minceur de leur dossier concernant
des groupes comme ISIS ou al-Qaïda en Irak. Elle semble beaucoup mieux
s’en sortir concernant des pays indésirables comme l’Iran et la Russie. Elle possède des bureaux dans le monde entier, y compris à Islamabad et à Abu Dhabi.
Ces sanctions financières guerrières du Trésor américain et la
perspective d’autres bien pire à venir, ont suscité un profond débat
en Russie sur la façon de défendre la nation contre de nouvelles
attaques. La vulnérabilité de leur système bancaire aux sanctions
occidentales a conduit la Russie, comme la Chine, à développer une
version russe interne de paiements interbancaires pour remplacer SWIFT. Maintenant, la nature même de l’argent et son contrôle sont au cœur du débat.
Proposition orthodoxe non-orthodoxe
En janvier 2015, au plus profond de la crise financière, avec un
rouble valant la moitié de ce qu’il valait quelques mois plus tôt et des
prix du pétrole en chute libre à la suite de l’accord de septembre 2014
entre John Kerry et le Roi Abdallah, le Patriarcat de Moscou a réitéré
son idée.
Dmitri Lubomudrov, le conseiller juridique de l’Église orthodoxe, a déclaré aux médias à l’époque: «
Nous
avons réalisé que nous ne pouvions pas rester dépendants du système
financier occidental, mais nous devons développer notre propre système.
Comme avec le système islamique, celui, orthodoxe, sera basé non
seulement sur la législation, mais aussi sur la moralité orthodoxe, et
sera une invitation aux hommes d’affaires en quête de sécurité dans un
moment de crise.» Parmi ses caractéristiques, il y aurait
l’émission de crédit sans intérêt et l’interdiction des investissements
dans les casinos ou dans des activités allant à l’encontre des
valeurs morales de l’Église.
Puis au début août de cette année, le plan orthodoxe pour la création
d’argent sans intérêt a gagné un soutien supplémentaire majeur. Sergei
Katyrin, à la tête de la Chambre de commerce et d’industrie russe, après
une rencontre avec Vsevolod Chaplin, un haut clerc orthodoxe
supervisant le projet, a annoncé: «
La Chambre de commerce
et d’industrie soutient la création du système financier orthodoxe […]
et elle est prête à fournir sa plate-forme pour une discussion
approfondie et professionnelle de ces questions avec les commissions
compétentes de la chambre.» La proposition vise à réduire la dépendance de la Russie au système bancaire occidental, une exigence essentielle de
sécurité économique nationale.
Tout comme les modèles bancaires islamiques ont interdit l’usure, le
système financier orthodoxe ne permettrait pas d’intérêts sur ces prêts.
Les participants a ces systèmes partagent les risques, les profits et
les pertes. Tout comportement spéculatif est interdit, ainsi que les
investissements dans le jeu, la drogue et d’autres entreprises qui ne
respectent pas les valeurs chrétiennes orthodoxes. Il y aurait une
nouvelle banque ou organisme de crédit à faible risque qui contrôle
toutes les transactions des fonds d’investissement ou des sociétés qui
investissent à la source et organisent la médiation lors du financement
du projet. Cela permettrait d’éviter explicitement des opérations
présentant des risques financiers. «
La priorité serait d’assurer le financement du secteur réel de l’économie» a
déclaré son porte-parole.
Fait intéressant, la plus grand république autonome islamique de la
Russie, le Tatarstan, a récemment introduit la banque islamique en
Russie pour la première fois et cela a été soutenu positivement par
German Gref, PDG de l’entreprise publique Sperbank, la plus grande
banque de Russie. En mai dernier, M. Gref a qualifié cela d’instrument
très important au vu des problèmes actuels de collecte de fonds sur les
marchés internationaux. En juillet, la Sberbank et la République du
Tatarstan ont signé un accord sur la coopération dans le domaine de la
finance islamique.
Sous le tsar Alexandre III et son ministre des Finances Nicolas
Bunge, la Russie a créé la Banque foncière des paysans au début des
années 1880 pour accorder des prêts sans intérêts aux paysans qui
avaient été libérés du servage en 1861 par son père, Alexandre II, et à
qui on avait donné de la terre. La Land Bank a investi dans la
modernisation de l’agriculture russe, les agriculteurs ne payant qu’un
petit supplément pour la gestion des crédits. Le résultat a été une
augmentation spectaculaire de la production du blé russe, et d’autres
céréales. La Russie est devenue le grenier à blé du monde jusqu’au
déclenchement de la Première Guerre mondiale, dépassant la production
combinée des États-Unis, de l’Argentine et du Canada de quelque 25%.
Les propositions de Glaziev
La nouvelle importance du modèle monétaire orthodoxe dans les
discussions russes vient à un moment où l’un des conseillers économiques
de Vladimir Poutine, Sergueï Glayzev, la personne conseillant le
président sur l’Ukraine ainsi que sur les relations avec les autres
membres de l’Union économique eurasienne, a
présenté un plan
pour renforcer la sécurité économique et financière nationale de la
Russie. Cela dans l’hypothèse tout à fait raisonnable que les sanctions
financières et maintenant des pressions militaires de la part de
Washington et de l’Otan ne soient pas un accident fortuit, mais une
stratégie profonde pour affaiblir et détruire économiquement l’une des
deux nations qui se dressent sur le chemin d’un Nouvel Ordre Mondial
américain globaliste.
En mai 2014, quelques semaines après que l’administration Obama a
imposé une série sélectives de sanctions sur des individus russes
importants, des banques et des sociétés d’énergie, frappant au cœur de
l’économie, Glazyev a donné une interview au journal financier russe Vedomosti
dans laquelle il a proposé un certain nombre de mesures défensives
prudentes. Parmi celles-ci, il s’en trouvait plusieurs qui sont
maintenant la politique officielle. Cela incluait un échange de crédit
et de devises avec la Chine pour financer les importations
indispensables ; un changement de règlement sur les devises nationales,
le rouble et le renmimbi ; la création d’un système russe d’échange
d’informations interbancaires analogue à SWIFT pour les paiements et les
règlements au sein de l’Union économique eurasienne et d’autres pays
partenaires.
Une proposition stratégique de Glazyev pour que l’État impose un
moratoire sur toutes les exportations d’or, de métaux précieux et de
terres rares, et exige que la Banque centrale achète l’or sur les marché
internationaux pour renforcer les réserves de ce métal. Cette dernière
proposition a malheureusement été refusée par le Gouverneur de la Banque
centrale, Elvira Nabiullina, qui a dit à la Douma: «Nous ne croyons
pas qu’un moratoire soit nécessaire sur les exportations d’or. Nous
sommes en mesure d’acheter assez d’or pour diversifier nos
réserves d’or et de devises.»
Nabiullina a été critiquée par les membres de la Douma pour d’être
beaucoup trop lente dans l’accumulation de réserves d’or pour
conforter le rouble. La Russie est aujourd’hui le deuxième plus grand
producteur d’or au monde, après la Chine, et la Chine a accumulé au
cours des dernières années, via la Banque populaire de Chine, des
réserves d’or à un rythme effréné. Les banques centrales occidentales,
menées par la Réserve fédérale, depuis que le soutien de l’or pour le
dollar a été abandonné en août 1971, ont tout fait, y compris des
manipulations de marché, pour décourager dans le monde entier la
constitution de réserves d’or en vue d’y adosser des devises.
Plus récemment, le 15 septembre, Glazyev a présenté une
nouvelle série
de propositions économiques au Conseil de sécurité présidentiel russe
pour, comme il le dit lui-même, réduire la vulnérabilité aux sanctions
occidentales au cours des cinq prochaines années et préparer les
fondations pour une croissance à long terme et la souveraineté
économique. Parmi ses propositions, il y avait la création d’un Comité
d’État sur la planification stratégique auprès du Président de la
Fédération de Russie, et un Comité d’État pour la science et le
développement technologique, calqué sur un système créé en Iran dans les
années 1990 suite à l’introduction des
sanctions occidentales.
La première mesure, la création d’un Comité sur la planification
stratégique, fait écho au très réussi modèle français de planification
nationale introduit sous la présidence de Charles de Gaulle, qui a été
crédité de la transformation de la France, d’une économie largement
paysanne stagnante en une nation industrielle avancée moderne et
innovante au début des années 1970.
Dans les années 1960, la France a eu un Commissariat général au Plan
qui a analysé l’ensemble de l’économie pour identifier les faiblesses
critiques nécessitant une attention particulière pour un développement
national global. Il devait fixer des objectifs pour les cinq prochaines
années. Les membres de la Commission générale étaient des hauts
fonctionnaires, des chefs d’entreprise, des syndicats et d’autres
groupes représentatifs. Chaque plan proposé était ensuite envoyé au
parlement national pour un vote d’approbation ou des amendements.
La différence cruciale entre la planification quinquennale de la
France et le modèle soviétique de planification centrale, lui aussi
quinquennal, était que le français était indicatif et non impératif
comme le fut le plan quinquennal soviétique. Les entreprises privées ou
étatiques pouvaient décider librement de se concentrer sur un secteur
tel que le développement des chemins de fer, sachant que l’État
encouragerait l’investissement avec des incitations fiscales ou des
subventions à faible risque pour le rendre attrayant. Cela a été une
grande réussite jusqu’au milieu des années 1970, lorsque que, suite
aux chocs pétroliers massifs et à l’augmentation des directives
réglementaire supra-nationales de Bruxelles, il était devenu de plus en
plus difficile à mettre en œuvre.
Il y a d’autres points dans la proposition détaillée de Glazyev.
Parmi les plus intéressants, il propose d’utiliser les ressources de la
Banque centrale pour fournir des prêts ciblés pour les entreprises et
les industries en leur fournissant de faibles taux d’intérêt, entre 1%
et 4%, rendus possible par un assouplissement quantitatif [planche à billets, NdT]
à hauteur de 20 milliards de roubles sur une période de cinq ans. Le
programme suggère également que l’État supporte les entreprises privées
au travers de la création d’obligations réciproques pour l’achat de produits et de services à
des prix convenus.
La Russie est dans un processus fascinant qui repense chaque aspect
de sa survie économique nationale, du fait de la réalité des attaques
occidentales. Cela pourrait conduire à une transformation très saine,
loin des défauts mortels du modèle financier de libre marché
anglo-américain.
F. William Engdahl est consultant en risques
stratégiques et conférencier, il est titulaire d’un diplôme en politique
de l’Université de Princeton et est l’auteur de best-seller sur le
pétrole et la géopolitique, exclusivement pour le magazine en ligne
http://journal-neo.org.
Note du traducteur
Cet article sur le système financier peut sembler moins sexy que
d’autres sur la géopolitique en Syrie, mais je vous conseille quand même
une lecture attentive car la guerre financière est au moins aussi
violente et elle est surtout décisive pour faire basculer la puissance
dans un camp ou l’autre. Au fur et à mesure que la Russie et la Chine
découplent leur économie du dollar, c’est autant de moyens de pression
qui échappent au système financier anglo-saxon. Il y a clairement une
course contre la montre qui est engagée.
On peut faire un parallèle avec les QE aux USA, au Japon ou dans
l’Union européenne, où l’argent s’investit dans les Bourses à des fins
spéculatives ou pour créer un effet de richesse psychologique sans
impact sur l’économie réelle.
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