dimanche 19 avril 2020

Les coronavirus et notre âge de discorde

Article original de Peter Turchin, publié le 5 avril 2019 sur le site Peter Turchin
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr



Comme les lecteurs de ce blog le savent bien, je ne prétends pas être un prophète et je pense que la prophétie est, en tout cas, surestimée. Mais je fais des prédictions. Une prédiction scientifique, contrairement à une prophétie, ne porte pas sur un avenir, mais sur une théorie – c’est un moyen de découvrir à quel point notre compréhension du fonctionnement du monde est bonne. J’en explique davantage dans mon article de 2013 : Prédiction scientifique ≠ Prophétie.



À titre d’exemple de cette philosophie générale, voici ce que j’ai écrit dans le dernier paragraphe d’un article publié en 2008 :
Y a-t-il des leçons à tirer de cette histoire pour la globalisation actuelle que nous vivons ? Je pense qu’il y en a peut-être, mais avec deux réserves très importantes. Premièrement, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises tout au long de ce chapitre, nous avons encore une compréhension très sommaire des causes qui sous-tendent les pulsations précédentes du système global. Il faudra encore beaucoup de modélisation et de recherches empiriques avant de pouvoir déterminer les leçons de l’histoire. Deuxièmement, le monde a changé de manière spectaculaire au cours des deux derniers siècles. Ainsi, notre compréhension des globalisations préindustrielles ne peut être transférée mécaniquement pour faire des prédictions sur la globalisation actuelle. Nos modèles devront être considérablement modifiés pour pouvoir s’appliquer au monde moderne. Néanmoins, plusieurs des tendances empiriques associées à la globalisation du XXe siècle présentent une étrange ressemblance avec ce qui s’est passé auparavant. De toute évidence, la seconde moitié du XXe siècle a été une période de croissance démographique massive qui s’est ralentie au cours de la dernière décennie, ce qui laisse penser que nous nous approchons peut-être du pic de la population globale. Sur le plan épidémiologique, l’incidence des maladies infectieuses humaines émergentes a augmenté de façon spectaculaire au cours du XXe siècle, atteignant son point culminant dans les années 1980 (Jones et al. 2006). L’incidence du choléra est en hausse (figure 11). La pandémie de SIDA (figure 11), aussi terrifiante qu’elle ait été, pourrait être le signe avant-coureur de maladies encore pires à venir. Ces tendances et d’autres encore (par exemple, l’accroissement de l’inégalité globale de la répartition des richesses au cours des deux dernières décennies) soulèvent la possibilité que l’étude des précédentes globalisations ne soit pas un exercice purement académique.
Pour le meilleur ou pour le pire, ces prédictions que j’ai faites ont tendance à se réaliser (la plus importante est, bien sûr, A Quantitative Prediction for Political Violence in the 2020s). Lorsque j’ai écrit sur les « maladies encore pires à venir » il y a douze ans, je n’avais bien sûr aucune idée du Covid-19, ou du fait qu’il frapperait par hasard en 2020, au moment même où d’autres pressions pour une crise démographique structurelle atteignent un pic. Cette prédiction était plutôt basée sur un modèle macro-historique fort : les grandes pandémies ont tendance à se produire pendant les âges de discorde. Pour plus de détails, voir l’article de 2008 ; je vais ici résumer les principales idées de manière non technique.

Il existe plusieurs tendances générales au cours de la phase de pré-crise qui rendent plus probable la montée et la propagation des pandémies. Au niveau le plus élémentaire, une croissance démographique soutenue se traduit par une plus grande densité de population, ce qui augmente le taux de reproduction de base de presque toutes les maladies. Plus important encore, l’offre excédentaire de main-d’œuvre, résultant de la surpopulation, fait baisser les salaires et les revenus de la plupart des gens. L’immunité, en particulier ses aspects biologiques, rend les gens moins capables de lutter contre les agents pathogènes. Les personnes à la recherche d’un emploi se déplacent de plus en plus et se concentrent de plus en plus dans les villes, qui deviennent des foyers de maladies. En raison de l’augmentation des mouvements entre les régions, il est facile pour les maladies de passer d’une ville à l’autre.

Les élites, qui bénéficient de revenus croissants résultant des bas salaires des travailleurs, les dépensent en produits de luxe, y compris exotiques. Cela favorise les échanges commerciaux à longue distance, qui relient plus étroitement des régions éloignées du monde [Comme la soie pour les romains, NdT]. Mon article de 2008 porte principalement sur ce processus, que nous appelons « les globalisations pré-modernes ». Par conséquent, un agent pathogène particulièrement agressif qui apparaît, par exemple, en Chine, peut rapidement se propager en Europe.

Enfin, lorsque la crise éclate, elle provoque une vague de guerre interne. Les armées de soldats, de rebelles et de brigands en maraude deviennent elles-mêmes des incubateurs de maladies qu’elles propagent largement en parcourant le pays.

Cette description est adaptée aux âges de discorde pré-modernes (et du début des temps modernes). Aujourd’hui, en 2020, les détails sont différents. Mais les principaux moteurs – la globalisation et la paupérisation populaire – sont les mêmes.

Dans mon article de 2008, j’aborde les vagues précédentes de globalisation (bien que les premières soient mieux appelées « continentalisation » car elles touchaient principalement l’Afro-Eurasie, plutôt que le monde entier). Il existe une association statistique très forte (bien que pas parfaite) entre ces globalisations, les crises générales et les pandémies, de l’âge du bronze à la crise médiévale tardive. Les célèbres pandémies précédentes, telles que les pestes Antonines, les pestes Justiniennes et la peste noire, ont toutes coïncidé (et, généralement, ont contribué à déclencher) des crises séculaires prolongées.
Les deux dernières périodes de crise complètes, la crise du XVIIe siècle et l’ère des révolutions, étaient véritablement de nature globale. À mesure que nos données s’améliorent pour la période des débuts de l’ère moderne, nous pouvons retracer les deux pandémies de manière plus quantitative :

Le premier cycle est retracé par la résurgence de la peste, mais il devrait être complété par la dévastation des Amériques due à des maladies telles que la rougeole. Le second cycle reflète les pandémies récurrentes de choléra. Selon l’Encyclopédie de la peste et de la pestilence, la grande épidémie de choléra de 1849 a emporté jusqu’à 10 % de la population américaine. Et il ne faut pas oublier la pandémie de grippe espagnole, qui a frappé en 1919.

Et maintenant, il semble que notre Âge de la discorde ait sa propre pandémie.

Peter Turchin

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